L'intimidation silencieuse : une forme de harcèlement qui ne dit pas son nom
Welcome to the Jungle 21 février 2024 | Par Manuel Avenel
Des yeux qui roulent, un soupir agacé… Des micro-expressions quotidiennes qui s’apparentent à une forme de violence que Linda Valade, enseignante Québécoise en communication non-verbale et intervenante auprès d’entreprises, nomme « intimidation silencieuse ». Dans l’extrait du guide intitulé, « J’te vois » (Éditions Un million de rêves), elle nous donne les clefs pour identifier, sensibiliser et en finir avec ce harcèlement insidieux qui règne dans le monde du travail.
Dans l’extrait de votre guide, vous expliquez comment identifier et se protéger de « l’intimidation silencieuse », qu’est-ce que c’est, concrètement ?
On connaît l’intimidation verbale, ou physique, mais l’intimidation silencieuse, ce sont tous ces comportements qui ne relèvent pas de ce champ. Des gestes, des postures, des micro-expressions, tout ce qu’on peut lire sur le corps ou le visage, communique et donne de l’information. Ça peut être des soupirs, des regards ou une absence de regard, de l’exclusion… Mais pour que ce soit de l’intimidation silencieuse, il se doit d’y avoir derrière une intention de prendre un ascendant sur l’autre. En France, on parle de harcèlement. C’est exactement la même chose.
Vous décrivez que cela se produit dans plusieurs cadres. L’école par exemple, mais aussi au travail. Pourquoi ?
Parce que c’est toléré, et que cela implique un rapport de force entre un agresseur et une victime. En réunion, il peut s’agir de soupirer de manière audible quand un interlocuteur prend la parole, de pincer les lèvres en signe d’irritation, de le fusiller du regard ou de rouler des yeux de façon dédaigneuse et discrète. Ça peut être invisible auprès des autres ou visible et toléré, et tout cela peut-être dévastateur pour la victime.
Placer sa main sur celle d’une autre personne pour lui intimer de se taire en réunion entre dans cet éventail de comportements ?
Dès qu’il n’y a pas de mots pour appuyer l’intention, on entre dans la communication silencieuse. Là, vous décrivez un geste qui n’est pas un geste agressif. Mais quelle est l’intention derrière ? Je peux être assise à côté d’une copine qui, lors d’une prise de parole en réunion, continue à parler et mettre ma main sur la sienne par bienveillance, parce que je ne veux pas qu’elle soit mal vue, et c’est alors un geste protecteur. Si, en revanche, l’intention est de diminuer l’individu, lui montrer qu’il doit se taire, cela devient une intimidation silencieuse. C’est là toute la subtilité.
En l’absence d’un lexique clair et donc d’une potentielle lecture interprétative, cette intimidation est-elle indétectable ?
J’ai fait ce guide pour apprendre à identifier et nommer ces comportements, pour reconnaître ceux qui peuvent être de l’intimidation silencieuse. Effectivement, ça peut sembler, à première vue, difficile à repérer. Mais en vérité, ça ne requiert pas un cursus élaboré au niveau du langage non-verbal. J’ai confiance en notre capacité d’analyse, on est capable de comprendre. Par exemple, tout le monde s’entend pour dire : c’est évident que si je lève les yeux au ciel, je ne suis pas dans l’accueil avec un geste d’ouverture. Cependant, quand on est victime de ces comportements il est difficile, parfois même impossible de se défendre.
Demandez à quelqu’un pourquoi elle vous regarde de travers, elle pourra tout simplement vous répondre « je n’ai rien dit » ou « je n’ai rien fait ». La problématique de l’intimidation silencieuse c’est qu’elle n’est jamais nommée ou ne peut pas être prouvée. Or, pour qu’il y ait un reproche, il faut qu’il y ait soit un geste comme un coup, soit une parole, une injure par exemple, car cela entre dans la partie admise de la communication. La communication non-verbale n’est pas suffisamment reconnue dans l’éventail de la communication humaine, et c’est là tout l’enjeu. Car tant que ce n’est pas répertorié, on ne peut pas agir.
En quoi l’intimidation silencieuse peut avoir des conséquences désastreuses ?
Ça peut être très grave parce que c’est une forme de harcèlement. La victime travaille tous les jours et doit supporter le regard d’un supérieur, d’un collègue, ou d’un groupe. Comme elle ne peut pas mettre de mots dessus, elle s’isole. C’est une blessure insidieuse parce ce sont des petits comportements qui peuvent nous sembler irréprochables, contre lesquels on ne peut pas se défendre. De ce fait, on retrouve les mêmes stigmates qu’une personne intimidée verbalement ou physiquement.
La personne peut se sentir diminuée et prend de moins en moins d’espace au niveau du comportement social. Elle s’interroge sur elle-même, se remet en question. Elle peut se dire que le problème vient d’elle, car elle est trop sensible… Cela peut générer du stress qui pourrait même mener à un état d’invalidité professionnelle et elle peut quitter son emploi sans jamais dire ce qu’elle traversait, dépourvue de mots pour exprimer son expérience et son ressenti.
C’est donc aussi un enjeu pour les entreprises de ne pas se priver du potentiel de certains de leurs salariés et de la cohésion d’équipe ?
C’est ce que je remarque lors de mes interventions dans les entreprises qui visent à augmenter les ventes ou la cohésion d’équipe, ou encore la satisfaction client. Si la réunion rassemble trente personnes, alors, j’ai besoin de tous les cerveaux disponibles. Pourtant, très vite, on se rend compte qu’il y en a qui communiquent beaucoup et d’autres qui ne disent jamais rien. Or, les gens qui parlent peu, réfléchissent beaucoup et ont souvent des solutions qu’ils n’osent pas mettre sur la table. Pourquoi ? Souvent, ils ont été victimes d’intimidation silencieuse. D’ailleurs, il n’y a pas que la personne qui est intimidée, qui ne communique pas. Il y a aussi celles et ceux qui sont témoins de cette intimidation silencieuse et qui n’osent pas prendre la parole pour ne pas se retrouver dans une situation similaire.
Est ce que est ce qu’il y a des profils types d’intimidateurs et de victimes, selon les différences de genre, d’âge, la position hiérarchique ?
Côté intimidateurs, on trouve des salariés qui sont plutôt performants, qui atteignent leurs objectifs, qui ont une plus grande confiance en eux et qui ont droit à une prise de parole contrairement à ceux qui réussissent un peu moins. Comme ils sont performants, la direction valide tacitement leurs agissements. Donc, c’est tout un système qui le tolère voire l’encourage.
Sommes-nous pour autant tous et toutes des intimidateurs silencieux sans en avoir conscience ?
On a tous le potentiel de l’être et j’ai envie de dire que selon le contexte, on peut tous avoir tendance à adopter ce comportement parce qu’il est malheureusement efficace. Est-ce que cela veut dire qu’il faut se censurer pour éviter de tomber dans l’intimidation ? Bien sûr que non : on a le droit d’avoir des émotions négatives autant que positives et d’exprimer ce que l’on ressent à travers une communication qui est saine. L’idée, c’est de prendre conscience d’une limite acceptable. Si un salarié victime d’intimidation silencieuse est inquiet à chaque fois qu’il franchit la porte de son entreprise, ce n’est pas acceptable. Il faut reconnaître la douleur de l’autre et ensuite trouver des solutions pour agir.
Que l’on fasse exprès ou non, ce qui trouble la victime c’est qu’elle n’est pas certaine du caractère intentionnel de ce comportement. Il y a donc une nécessité d’être assertif dans sa communication. Ça commence par être capable d’exprimer son opinion tout en respectant l’opinion de l’autre avec bienveillance et ne pas être dans jugement. On est insatisfait, mécontent ? Tout peut se dire, mais il faut travailler sa façon de communiquer l’information.
Comment réagir quand on est victime de ce comportement ?
Quand on est victime d’intimidation silencieuse, le premier réflexe est de le verbaliser, de mettre un mot dessus en disant « J’te vois ». Je peux par exemple dire « ta façon de me regarder avec les sourcils froncés me met mal à l’aise ». Montrer qu’il y a un rapport de force qui s’exerce et qu’on ne le tolère pas. Parce qu’il faut savoir qu’il y a une gradation d’intimidation, de silencieuse à verbale, et que ça peut finir en intimidation physique. Si on commence à m’insulter verbalement, on n’est plus tellement loin de la violence physique. Si je prends peur, je vais perdre du pouvoir, et en perdant du pouvoir, j’en donne à mon agresseur. Il est donc important de réagir dès le début de l’intimidation pour reprendre position et ne pas donner de pouvoir à l’autre.
Si je suis témoin de ce comportement, que puis-je faire ?
Si la majorité des gens sont conscients que l’intimidation silencieuse porte un nom, que l’on peut la reconnaître, alors collectivement, on va prendre soin les uns des autres. C’est la même chose lorsqu’on voit une personne malmener un enfant dans la rue, il faut intervenir. Dans les ateliers que je fais, il suffit de relever et nommer ces comportements pour que ça s’arrête de façon presque instantanée. À partir du moment où j’ai vingt-neuf collègues qui me regardent quand je lève les yeux au ciel ou que je soupire, je ne peux plus le faire parce que le comportement a été dénoncé.
Faut-il faire de la prévention au niveau des entreprises ?
Avec l’avènement des ESG avec EDI, on va devoir tenir compte de l’intimidation silencieuse parce qu’autrement, on ne pourra pas réussir à créer des espaces où l’équité règne et où la diversité est reconnue de façon positive. Après, on peut ériger des protocoles, des règlements… Mais je suis persuadée que si on veut opérer un vrai virage, il va falloir qu’on tienne compte de la communication non-verbale. Cette notion là doit être saisie par les entreprises pour que les ressources humaines l’intègrent. L’important, c’est de créer à l’intérieur des entreprises, des espaces de confiance où les salariés ont la capacité d’échanger entre eux en toute honnêteté, en toute transparence et avec beaucoup d’authenticité.
À mon sens, les états devraient faire de la prévention pour lutter contre ce phénomène dès le plus jeune âge : c’est dans les écoles que les enfants commencent à vivre dans la jungle de l’intimidation. Une fois adulte, certains arrivent dans le monde du travail en l’ayant subi toute leur scolarité. Et arrivés dans le milieu professionnel, il suffirait de leur dire que maintenant tout le monde est au même niveau ? Tant que les gouvernements n’investissent pas dans des actions d’envergure auprès des écoles pour qu’il n’y ait plus d’intimidation, de harcèlement, cela fera des adultes à corriger et cette spirale ne s’arrêtera pas.
Vous concluez votre ouvrage sur une note positive et cette phrase « Lorsque deux regards se croisent, c’est l’occasion de créer une nouvelle histoire. » Est-ce à dire que l’on peut aussi soutenir ses collègues par la communication non verbale ?
Quand on dit « j’te vois », ça marche aussi pour la douceur, le respect, le soutien que l’on capte dans les yeux de l’autre. Lorsque je me rends dans un aéroport, je parle avec des centaines de personnes sans jamais ouvrir la bouche. Il suffit d’adresser un sourire. En fin de compte, dès que deux humains sont à portée, ils s’influencent mutuellement. On tient constamment compte du langage non-verbal des autres. D’ailleurs, entre zéro et deux ans, on communique exclusivement à travers le non-verbal. Nous sommes donc capable de comprendre ce volet d’expressions universelles, qui peut aussi être bienveillant.
Article édité par Gabrielle Predko, photo de Jean-François Hamelin pour WTTJ